Un violoncelle d'amour

Christian Rault, le Vanneau, le 11 septembre 2007.

 

Lorsque Philippe Foulon m'a demandé de lui construire un violoncelle d'amour j'ai été à la fois séduit et étonné. Séduit, parce que concevoir et réaliser des instruments non conventionnels est devenu pour moi au cours des années une sorte de spécialité. Depuis bientôt trente ans, je me consacre non seulement à l'étude et à la fabrication des instruments baroques mais aussi à celles des instruments plus anciens. Ce deuxième aspect de ma pratique professionnelle m'a amené à restituer nombre d'instruments disparus depuis des siècles, de l'organistrum roman à la lira da braccio de la Renaissance. Faire sonner une structure inconnue se présente toujours à moi comme un défi, un exercice conceptuel et manuel qui m'enchante et me stimule. Séduit donc par la demande de Philippe Foulon, mais aussi étonné, car malgré une assez bonne connaissance de l'instrumentarium ancien à cordes, je n'avais jamais rencontré de documents historiques qui fassent état de l'existence du violoncello all'inglese. Qui plus est aucun instrument de ce type ne semblait être conservé. Mais la conviction de Philippe était telle et son besoin musical à la fois si impérieux et si clairement formulé que j'ai bien volontiers accepté l'aventure.
La demande était celle d'un violoncelle de type piccolo. Ce terme ne signifie pas toujours que la taille de l'instrument soit plus petite qu'à l'accoutumée, mais il implique le montage, en plus des quatre cordes habituelles, d'une cinquième corde plus aigüe : une chanterelle accordée en mi. Faites de boyau et tendues sur une longueur de 690 mm, elles devaient être accompagnées de douze autres cordes de laiton ou d'acier passant sous la touche et traversant le chevalet comme cela se pratique sur les violes d'amour. Selon les mots utilisés par Philippe Foulon lors de nos premières entrevues, ce devait être "un instrument de soliste, puissant, timbré et rapide qui donne du son dès l'attaque de l'archet."

Au Musée de la Musique de Paris est conservé un violoncelle dont la voix ample est magnifiquement colorée par un puissant faisceau d'harmoniques. Il s'agit de l'instrument construit vers 1710, à Venise, par Matteo Goffriller (cote E 966 6 1). En écoutant Philippe Foulon, il m'est apparu comme une évidence que ce modèle que je connaissais bien, pour l'avoir déjà étudié et copié, serait notre base de travail. Sa facture très directe, à la fois virile et raffinée, ses voûtes solides et généreuses dont les épaisseurs sont distribuées selon une logique très différente de celle qui était pratiquée à la même époque à Crémone, expliquent en grande partie son timbre rare, exceptionnel. L'écoute du premier enregistrement des sonates de Boismortier, interprétées sur une copie que j'avais réalisé en 1990 pour Philippe Lenoir, alors soliste à l'Orchestre de l'Opéra de Lyon, nous a convaincus que le puissant rayonnement d'harmoniques produit par ce modèle, en amplifiant la mise en vibration des cordes sympathiques servirait au mieux l'esthétique sonore recherchée. Le plus important était fait; le reste n'était plus qu'une affaire d'atelier, de copeaux et de vernis.

 

 

Je veux ici préciser que c'est à mon ami et confrère de Marseille André Sakéllarides, que je dois la conviction que sept cordes sympathiques sont suffisantes pour produire un faisceau complet, à condition que l'on puisse facilement les accorder selon la tonalité dominante de la pièce. Je lui dois aussi le système ingénieux qui permet de le faire très rapidement et très précisément. Merci André. L'aide de Jean-Charles Léon m'a également été précieuse lorsqu'il s'est agit de calculer les diamêtres et les matériaux adéquats pour chacune des cordes sympathiques, qu'il en soit ici également remercié.

Même expérimentés, les luthiers sous-estiment souvent la quantité de travail et la force de concentration nécessaire pour produire un bon instrument. À l'heure d'enregistrer ce disque, le violoncelle n'était pas encore vernis. Philippe me rendit alors visite à l'atelier où l'instrument avait été monté en blanc afin d'effectuer les délicats réglages dus à la présence inhabituelle des douze cordes sur cet étrange violoncelle.
L'instant de la première rencontre entre les deux instruments : celui rèvé par le musicien et celui construit par le luthier demeure un moment grave. Après les salutations d'usage au nouveau né, Philippe s'est accordé. Les premières phrases échangées ont fait naître un sourire qui s'est progresivement installé, puis, sans aucune interruption, aucune hésitation, aucun commentaire, il a enchaîné tout son programme... l'enfant était aimé et déjà adopté : "je l'emmène comme ça, il reviendra après l'enregistrement pour le vernis!"